LETTRE à CHARLES | Anniversaire de naissance | 30 Septembre 2024
30/09/2024
Charles Juliet et Bernard Noël (souvenir)
"Les mensonges du moi. Ses ruses. Ses stratagèmes. Et comment le démasquer, quand il peut prendre l'apparence de ce qui ne naît que lorsqu'il a succombé" (Accueils Journal V 1994, P.O.L ,p.129).
Cher Toi ,
"Loin des yeux, loin du coeur", ce n'est certainement pas ce que je vais écrire. Tant pis si le contraire ne suscite pas l'adhésion de celles et ceux qui liront peut-être cette lettre à ta place. Je voulais saluer le quatre-vingt dixième anniversaire que tu n'as pas atteint et que pourtant tu n'aurais pas dédaigné commenter s'il t'avait été donné d'en tirer une quelconque sagesse. Je n'ai jamais trop cru à ta sagesse, seulement à ta résignation de plus en plus secrète. Tu as terminé ta vie dans une sorte de réclusion affective plus défensive que désirée. La vieillesse efface le meilleur de soi et même les mots donnés ou reçus. Elle rend vulnérable. "Je ne sais plus parler" me disais-tu. Tu périclitais. Tu es redevenu une page blanche. Ton dernier livre publié FRACTURE n'était pas de ton fait... Il n'y a pas lieu ici d'en étaler la preuve. Chacun.e s'en expliquera peut-être et bonifiera ce qui est possible de sauvegarder comme légende en mémoire de toi.
Je t'écris désormais sans promesse de réponse mais avec la conviction que ton souvenir n'est pas sans effet dans ma voix. Je me suis approchée trop près de tes blessures et j'en ressens encore la double charge de détresse et d'espoir. Je t'ai vu naviguer entre les deux extrêmes , ce que les livres ne disent pas aussi clairement puisqu'ils n'abordent pas de front le privé. Je ne suis pas la seule à me poser des questions et c'est ce qui console sans cicatriser. Je n'ai pas aimé ta façon de partir, ni tes obsèques, trop clivantes à mon goût. Mais tu n'as pas eu le choix, aussi je te laisse tranquille dans ton silence absolu. Tu n'as rien "voulu" sauf les apparences et les rites.
Tes livres sont autour de moi car je parle souvent de toi. Je les ouvre au hasard, chaque fois en fonction des sentiments que je traverse. Je ne m'y attarde plus, je prélève ce qui pourrait être transmissible, mais cela ne vaut souvent que pour moi. Ton Amitié est "intacte" et indélébile. Elle me rejoint dans l'écriture sans l'accompagner désormais. Comme toi, j'apprends à prendre de la distance avec mes émotions les plus importantes. Je ne vise pas l'indifférence mais la différence de point de vue et d'analyse du passé commun, par bribes, par synthèses inopinées. Fréquenter un.e écrivain.e n'est pas reposant, exposant plutôt, à toutes sortes de joies et de déconvenues. C'est pourtant une chance que je ne regrette pas.
Ta mort est une coupure cruelle et sans remède. Je garde de toi l'image de ton dernier visage. Il m'a paru dévasté... La mort comme la vie n'ont pas d'égard pour les vivant.e.s, toutes deux les chahutent. Le temps adoucira la peine sans l'effacer je le sais, jusqu'à la fin du sillon. Le labour est toujours à recommencer saison après saison. Après nous d'autres laboureront. Je ne peux plus t'embrasser mais j'en rêve certaines nuits, malgré moi. Je t'ai aimé grand vivant. Je ne suis pas la seule. Cela n'a plus autant d'importance. Les feuilles mortes se ramassent à l'appel...Tu vois je n'ai pas oublié...
Moi Lectrice
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